Essays in Radical Empiricism
Chapter 8: La Notion de Conscience[1]
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JE voudrais vous communiquer quelques doutes qui me sont venus au sujet de la notion de
Conscience qui r�gne dans tous nos trait�s de psychologie.
On d�finit habituellement la Psychologie comme la Science des faits de Conscience, ou des ph�nom�nes, ou encore des �tats de la Conscience. Qu'on admette qu'elle se rattache � des moi personnels, ou bien qu'on la croie impersonnelle � la fa�on du " moi transcendental" de Kant, de la Bewusstheit ou du Bewusstsein �berhaupt de nos contemporains en Allemagne, cette conscience est toujours regard�e comme poss�dant une essence propre, absolument distincte de l'essence des choses mat�rielles, qu'elle a le don myst�rieux de repr�senter et de
(207) conna�tre. Les faits mat�riels, pris dans leur mat�rialit�, ne sont pas �prouv�s, ne sont pas objets d'exp�rience, ne se rapportent pas. Pour qu'ils prennent la forme du syst�me dans lequel nous nous sentons vivre, il faut qu'ils apparaissent, et ce fait d'appara�tre, surajoute a leur existence brute, s'appelle la conscience que nous en avons, ou peut-�tre, selon l'hypoth�se panpsychiste, qu'ils ont d'eux-m�mes.
Voila ce dualisme inv�t�r� qu'il semble impossible de chasser de notre vue du monde. Ce monde peut bien exister en soi, mais nous n'en savons rien, car pour nous il est exclusivement un objet d'exp�rience; et la condition indispensable � cet effet, c'est qu'il soit rapporte a des t�moins, qu'il soit connu par un sujet ou par des sujets spirituels. Objet et sujet, voila les deux jambes sans lesquelles il semble que la philosophie ne saurait faire un pas en avant.
Toutes les �coles sont d'accord la-dessus, scolastique, cart�sianisme, kantisme, n�o-kantisme, tous admettent le dualisme fondamental. Le positivisme ou agnosticisme de nos
(208) jours, qui se pique de relever des sciences naturelles, se donne volontiers, il est vrai, le nom de monisme. Mais ce n'est qu'un monisme verbal. Il pose une r�alit� inconnue, mais nous dit que cette r�alit� se pr�sente toujours sous deux "aspects," un c�te conscience et un c�te mati�re, et ces deux c�tes demeurent aussi irr�ductibles que les attributs fondamentaux, �tendue et pens�e, du Dieu de Spinoza. Au fond, le monisme contemporain est du spinozisme pur.
Ou, comment se repr�sente-t-on cette conscience dont nous sommes tous si portes � admettre l'existence? Impossible de la d�finir, nous dit-on, mais nous en avons tous une intuition imm�diate: tout d'abord la conscience a conscience d'elle-meme. Demandez � la premi�re personne que vous rencontrerez, homme ou femme, psychologue ou ignorant, et elle vous r�pondra qu'elle se sent penser, jouir, souffrir, vouloir, tout comme elle se sent respirer. Elle per�oit directement sa vie spirituelle comme une esp�ce de courant int�rieur, actif, l�ger, fluide, d�licat, diaphane pour ainsi
(209) dire, et absolument oppos� � quoi que ce soit de mat�riel. Bref, la vie subjective ne parait pas seulement �tre une condition logiquement indispensable pour qu'il y ait un monde objectif qui apparaisse, c'est encore un �l�ment de l'exp�rience m�me que nous �prouvons directement, au m�me titre que nous �prouvons notre propre corps.
Id�es et Choses, comment donc ne pas reconnaitre leur dualisme? Sentiments et Objets, comment douter de leur h�t�rog�n�it� absolue?
La psychologie soi-disant scientifique admet cette h�t�rog�n�it� comme l'ancienne psychologie spiritualiste l'admettait. Comment ne pas l'admettre? Chaque science d�coupe arbitrairement dans la trame des faits un champ ou elle se parque, et dont elle d�crit et �tudie le contenu. La psychologie prend justement pour son domaine le champ des faits de conscience. Elle les postule sans les critiquer, elle les oppose aux faits mat�riels; et sans critiquer non plus la notion de ces derniers, elle les rattache a la conscience par le lien myst�rieux de la connaissance, de l'aperception qui, pour elle, est
(210) un troisi�me genre de fait fondamental et ultime. En suivant cette voie, la psychologie contemporaine a f�te de grands triomphes. Elle a pu faire une esquisse de l'�volution de la vie consciente, en concevant cette derni�re comme s'adaptant de plus en plus compl�tement au milieu physique environnant. Elle a pu �tablir un parall�lisme dans le dualisme, celui des faits psychiques et des �v�nements c�r�braux. Elle a explique les illusions, les hallucinations, et jusqu'� un certain point, les maladies mentales. Ce sont de beaux progr�s; mais il reste encore bien des probl�mes. La philosophie g�n�rale surtout, qui a pour devoir de scruter tous les postulats, trouve des paradoxes et des emp�chements l� o� la science passe outre; et il n'y a que les amateurs de science populaire qui ne sont jamais perplexes. Plus on va au fond des choses, plus on trouve d'�nigmes; et j'avoue pour ma part que depuis que je m'occupe s�rieusement de psychologie, ce vieux dualisme de mati�re et de pens�e, cette h�t�rog�n�it� pos�e comme absolue des deux essences, m'a toujours pr�sent� des diffi-
(211) -cultes. C'est de quelques-unes de ces difficult�s que je voudrais maintenant vous entretenir.
D'abord il y en a une, laquelle, j'en suis convaincu, vous aura frapp�s tous. Prenons la perception ext�rieure, la sensation directe que nous donnent par exemple les murs de cette salle. Peut-on dire ici que le psychique et le physique sont absolument h�t�rog�nes? Au contraire, ils sont si peu h�t�rog�nes que si nous nous pla�ons au point de vue du sens commun; si nous faisons abstraction de toutes les inventions explicatives, des mol�cules et des ondulations �th�r�es, par exemple, qui au fond sont des entit�s m�taphysiques; si, en un mot, nous prenons la r�alit� na�vement et telle qu'elle nous est donn�e tout d'abord, cette r�alit� sensible d'o� d�pendent nos int�r�ts vitaux, et sur laquelle se portent toutes nos actions; eh bien, cette r�alit� sensible et la sensation que nous en avons sont, au moment o� la sensation se produit, absolument identiques l'une � l'autre. La r�alit� est l'aperception m�me. Les mots "murs de cette salle" ne signifient que cette blancheur fra�che et sonore
(212) qui nous entoure, coup�e par ces fen�tres, born�e par ces lignes et ces angles. Le physique ici n'a pas d'autre contenu que le psychique. Le sujet et l'objet se confondent.
C'est Berkeley qui le premier a mis cette v�rit� en honneur. Esse est percipi. Nos sensations ne sont pas de petits duplicats int�rieurs des choses, elles sont les choses m�mes en tant que les choses nous sont pr�sentes. Et quoi que l'on veuille penser de la vie absente, cach�e, et pour ainsi dire priv�e, des choses, et quelles que soient les constructions hypothetiques qu'on en fasse, il reste vrai que la vie publique des choses, cette actualit� pr�sente par laquelle elles nous confrontent, d'o� derivent toutes nos constructions th�oriques, et � laquelle elles doivent toutes revenir et se rattacher sous peine de flotter dans l'air et dans l'irr�el; cette actualit�, dis-je, est homog�ne, et non pas seulement homog�ne, mais num�riquement une, avec une certaine partie de notre vie int�rieure.
Voil� pour la perception ext�rieure. Quand on s'adresse a l'imagination, � la m�moire ou
(213) aux facult�s de repr�sentation abstraite, bien que les faits soient ici beaucoup plus compliqu�s, je crois que la m�me homog�n�it� essentielle se d�gage. Pour simplifier le probl�me, excluons d'abord toute r�alit� sensible. Prenons la pens�e pure, telle qu'elle s'effectue dans le r�ve ou la r�verie, ou dans la m�moire du passe. Ici encore, l'�toffe de l'exp�rience ne fait-elle pas double emploi, le physique et le psychique ne se confondent-ils pas? Si je r�ve d'une montagne d'or, elle n'existe sans doute pas en dehors du r�ve, mais dans le r�ve elle est de nature ou d'essence parfaitement physique, c'est comme physique qu'elle m'apparait. Si en ce moment je me permets de me souvenir de ma maison en Am�rique, et des d�tails de mon embarquement r�cent pour l'Italie, le phenom�ne pur, le fait quise produit, qu'est-il? C'est, dit-on, ma pens�e, avec son contenu. Mais encore ce contenu, qu'est-il? Il porte la forme d'une partie du monde r�el, partie distante, il est vrai, de six mille kilom�tres d'espace et de six semaines de temps, mais reli�e � la salle o� nous sommes par une foule de choses, objets
(214) et �v�nements, homog�nes d'une part avec la salle et d'autre part avec l'objet de mes souvenirs.
Ce contenu ne se donne pas comme �tant d'abord un tout petit fait int�rieur que je projetterais ensuite au loin, il se pr�sente d'embl�e comme le fait �loign� m�me. Et l'acte de penser ce contenu, la conscience que j'en ai, que sont-ils? Sont-ce au fond autre chose que des mani�res r�trospectives de nommer le contenu lui-meme, lorsqu'on l'aura s�par� de tous ces interm�diaires physiques, et relie � un nouveau groupe d'associes qui le font rentrer dans ma vie mentale, les �motions par exemple qu'il a �veill�es en moi, l'attention que j'y porte, mes id�es de tout a l'heure qui l'ont suscite comme souvenir? Ce n'est qu'en se rapportant � ces derniers associes que le ph�nom�ne arrive a �tre classe comme pens�e; tant qu'il ne se rapporte qu'aux premiers il demeure ph�nom�ne objectif.
Il est vrai que nous opposons habituellement nos images int�rieures aux objets, et que nous les consid�rons comme de petites copies,
(215) comme des calques ou doubles, affaiblis, de ces derniers. C'est qu'un objet pr�sent a une vivacit� et une nettet� sup�rieures a celles de l'image. Il lui fait ainsi contraste; et pour me servir de l'excellent mot de Taine, il lui sert de r�ducteur. Quand les deux sont pr�sents ensemble, l'objet prend le premier plan et l'image "recule," devient une chose "absente." Mais cet objet pr�sent, qu'est-il en lui-m�me? De quelle �toffe est-il fait? De la m�me �toffe que l'image. Il est fait de sensations; il est chose per�ue. Son esse est percipi, et lui et l'image sont g�n�riquement homog�nes.
Si je pense en ce moment � mon chapeau que j'ai laisse tout � l'heure au vestiaire, o� est le dualisme, le discontinu, entre le chapeau pense et le chapeau r�el ? C'est d'un vrai chapeau absent que mon esprit s'occupe. J'en tiens compte pratiquement comme d'une r�alit�. S'il �tait pr�sent sur cette table, le chapeau d�terminerait un mouvement de ma main: je l'enl�verais. De m�me ce chapeau con�u, ce chapeau en id�e, d�terminera tant�t la direction de mes pas. J'irai le prendre.
(216) L'id�e que j'en ai se continuera jusqu'� la pr�sence sensible du chapeau, et s'y fondra harmonieusement.
Je conclus donc que, -- bien qu'il y ait un dualisme pratique -- puisque les images se distinguent des objets, en tiennent lieu, et nous y m�nent, il n'y a pas lieu de leur attribuer une diff�rence de nature essentielle. Pens�e et actualit� sont faites d'une seule et m�me �toffe, qui est l'�toffe de l'exp�rience en g�n�ral.
La psychologie de la perception ext�rieure nous men� � la m�me conclusion. Quand j'aper�ois l'objet devant moi comme une table de telle forme, a telle distance, on m'explique que ce fait est d� a deux facteurs, � une mati�re de sensation qui me p�n�tre par la voie des yeux et qui donne l'�l�ment d'ext�riorit� r�elle, et � des id�es qui se r�veillent, vont a la rencontre de cette r�alit�, la classent et l'interpr�tent. Mais qui peut faire la part, dans la table concr�tement aper�ue, de ce qui est sensation et de ce qui est id�e? L'externe et l'interne, l'�tendu et l'in�tendu, se fusionnent
(217) et font un mariage indissoluble. Cela rappelle ces panoramas circulaires, o� des objets r�els, rochers, herbe, chariots brises, etc., qui occupent l'avant-plan, sont si ing�nieusement relies a la toile qui fait le fond, et qui repr�sente une bataille ou un vaste paysage, que l'on ne sait plus distinguer ce qui est objet de ce qui est peinture. Les coutures et les joints sont imperceptibles.
Cela pourrait-il advenir si l'objet et l'id�e �taient absolument dissemblables de nature?
Je suis convaincu que des consid�rations pareilles � celles que je viens d'exprimer auront d�j� suscite, chez vous aussi, des doutes au sujet du dualisme pr�tendu.
Et d'autres raisons de douter surgissent encore. Il y a toute une sph�re d'adjectifs et d'attributs qui ne sont ni objectifs, ni subjectifs d'une mani�re exclusive, mais que nous employons tant�t d'une mani�re et tant�t d'une autre, comme si nous nous complaisions dans leur ambiguit�. Je parle des qualit�s que nous appr�cions, pour ainsi dire, dans les
(218) choses, leur c�t� esth�tique, moral, leur valeur pour nous. La beaut� par exemple, o� r�side-t-elle? Est-elle dans la statue, dans la sonate, ou dans notre esprit? Mon coll�gue � Harvard, George Santayana, a �crit un livre d'esth�tique,[2] ou il appelle la beaut� "le plaisir objectifi�"; et en v�rit�, c'est bien ici qu'on pourrait parler de projection au dehors. On dit indiff�remment une chaleur agr�able, ou une sensation agr�able de chaleur. La raret�, le pr�cieux du diamant nous en paraissent des qualit�s essentielles. Nous parlons d'un orage affreux, d'un homme ha�ssable, d'une action indigne, et nous croyons parler objectivement, bien que ces termes n'expriment que des rapports � notre sensibilit� �motive propre. Nous disons m�me un chemin p�nible, un ciel triste, un coucher de soleil superbe. Toute cette mani�re animiste de regarder les choses qui parait avoir �t� la fa�on primitive de penser des hommes, peut tr�s bien s'expliquer (et M. Santayana, dans un autre livre tout r�cent,[3]
(219) l'a bien expliqu�e ainsi) par l'habitude d'attribuer � l'objet tout ce que nous ressentons en sa pr�sence. Le partage du subjectif et de l'objectif est le fait d'une r�flexion tr�s avanc�e, que nous aimons encore ajourner dans beaucoup d'endroits. Quand les besoins pratiques ne nous en tirent pas forcement, il semble que nous aimons a nous bercer dans le vague.
Les qualit�s secondes elles-m�mes, chaleur, son, lumi�re, n'ont encore aujourd'hui qu'une attribution vague. Pour le sens commun, pour la vie pratique, elles sont absolument objectives, physiques. Pour le physicien, elles sont subjectives. Pour lui, il n'y a que la forme, la masse, le mouvement, qui aient une r�alit� ext�rieure. Pour le philosophe id�aliste, au contraire, forme et mouvement sont tout aussi subjectifs que lumi�re et chaleur, et il n'y a que la chose-en-soi inconnue, le "noum�ne," qui jouisse d'une r�alit� extramentale compl�te.
Nos sensations intimes conservent encore de cette ambigu�t�. Il y a des illusions de mouvement qui prouvent que nos premi�res sen-
(220) -sations de mouvement �taient g�n�ralis�es. C'est le monde entier, avec nous, qui se mouvait. Maintenant nous distinguons notre propre mouvement de celui des objets qui nous entourent, et parmi les objets nous en distinguons qui demeurent en repos. Mais il est des �tats de vertige o� nous retombons encore aujourd'hui dans l'indiff�renciation premi�re. Vous connaissez tous sans doute cette th�orie qui a voulu faire des �motions des sommes de sensations visc�rales et musculaires. Elle a donne lieu � bien des controverses, et aucune opinion n'a encore conquis l'unanimit� des suffrages. Vous connaissez aussi les controverses sur la nature de l'activit� mentale. Les uns soutiennent qu'elle est une force purement spirituelle que nous sommes en �tat d'apercevoir imm�diatement comme telle. Les autres pr�tendent que ce que nous nommons activit� mentale (effort, attention, par exemple) n'est que le reflet senti de certains effets dont notre organisme est le si�ge, tensions musculaires au cr�ne et au gosier, arr�t ou passage de la respiration, afflux de sang, etc.
(221)
De quelque mani�re que se r�solvent ces controverses, leur existence prouve bien clairement une chose, c'est qu'il est tr�s difficile, ou m�me absolument impossible de savoir, par la seule inspection intime de certains ph�nom�nes, s'ils sont de nature physique, occupant de l'�tendue, etc., ou s'ils sont de nature purement psychique et int�rieure. Il nous faut toujours trouver des raisons pour appuyer notre avis; il nous faut chercher la classification la plus probable du ph�nom�ne; et en fin de compte il pourrait bien se trouver que toutes nos classifications usuelles eussent eu leurs motifs plut�t dans les besoins de la pratique que dans quelque facult� que nous aurions d'apercevoir deux essences ultimes et diverses qui composeraient ensemble la trame des choses. Le corps de chacun de nous offre un contraste pratique presque violent � tout le reste du milieu ambiant. Tout ce qui arrive au dedans de ce corps nous est plus intime et important que ce qui arrive ailleurs. Il s'identifie avec notre moi, il se classe avec lui. Ame, vie, souffle, qui saurait bien les distinguer exactement? M�me nos images et nos
(222) souvenirs, qui n'agissent sur le monde physique que par le moyen de notre corps, semblent appartenir � ce dernier. Nous les traitons comme internes, nous les classons avec nos sentiments affectifs. Il faut bien avouer, en somme, que la question du dualisme de la pens�e et de la mati�re est bien loin d'�tre finalement r�solue.
Et voil� termin�e la premi�re partie de mon discours. J'ai voulu vous p�n�trer, Mesdames et Messieurs, de mes doutes et de la r�alit�, aussi bien que de l'importance, du probl�me.
Quant � moi, apr�s de longues ann�es d'h�sitation, j'ai fini par prendre mon parti carrement. Je crois que la conscience, telle qu'on se la repr�sente commun�ment, soit comme entit�, soit comme activit� pure, mais en tout cas comme fluide, in�tendue, diaphane, vide de tout contenu propre, mais se connaissant directement elle-m�me, spirituelle enfin, je crois, dis-je, que cette conscience est une pure chim�re, et que la somme de r�alit�s concr�tes que le mot conscience devrait couvrir, m�rite une toute autre description, description, du reste, qu'une philosophie attentive aux faits et
(223) sachant faire un peu d'analyse, serait d�sormais en �tat de fournir ou plut�t de commencer a fournir. Et ces mots m'am�nent a la seconde partie de mon discours. Elle sera beaucoup plus courte que la premi�re, parce que si je la d�veloppais sur la m�me �chelle, elle serait beaucoup trop longue. Il faut, par cons�quent, que je me restreigne aux seules indications indispensables.
Admettons que la conscience, la Bewusstheit, con�ue comme essence, entit�, activit�, moiti� irr�ductible de chaque exp�rience, soit supprim�e, que le dualisme fondamental et pour ainsi dire ontologique soit aboli et que ce que nous supposions exister soit seulement ce qu'on a appel� jusqu'ici le contenu, le Inhalt, de la conscience; comment la philosophie va-t-elle se tirer d'affaire avec lesp�ce de monisme vague qui en r�sultera? Je vais t�cher de vous insinuer quelques suggestions positives la-dessus, bien que je craigne que, faute du d�veloppement n�cessaire, mes id�es ne r�pandront pas une clart� tr�s grande. Pourvu que j'indique un
(224) commencement de sentier, ce sera peut-�tre assez.
Au fond, pourquoi nous accrochons-nous d'une mani�re si tenace � cette id�e d'une conscience surajout�e � l'existence du contenu des choses? Pourquoi la r�clamons-nous si fortement, que celui qui la nierait nous semblerait plut�t un mauvais plaisant qu'un penseur? N'est-ce pas pour sauver ce fait ind�niable que le contenu de l'exp�rience n'a pas seulement une existence propre et comme immanente et intrins�que mais que chaque partie de ce contenu d�teint pour ainsi dire sur ses voisines, rend compte d'elle-m�me � d'autres, sort en quelque sorte de soi pour �tre sue et qu'ainsi tout le champ de l'exp�rience se trouve �tre transparent de part en part, ou constitu� comme un espace qui serait rempli de miroirs?
Cette bilat�ralit� des parties de l'exp�rience, -a savoir d'une part, qu'elles sont avec des qualit�s propres; d'autre part, qu'elles sont rapport�es � d'autres parties et queR -- l'opinion r�gnante la constate et l'explique par un dualisme fondamental de constitution apparte-
(225) nant � chaque morceau d'exp�rience en propre. Dans cette feuille de papier il n'y a pas seulement, dit-on, le contenu, blancheur, minceur, etc., mais il y a ce second fait de la conscience de cette blancheur et de cette minceur. Cette fonction d'�tre "rapport�," de faire partie de la trame enti�re d'une exp�rience plus compr�hensive, on l'�rige en fait ontologique, et on loge ce fait dans l'int�rieur m�me du papier, en l'accouplant � sa blancheur et a sa minceur. Ce n'est pas un rapport extrins�que qu'on suppose, c'est une moiti� du ph�nom�ne m�me.
Je crois qu'en somme on se repr�sente la r�alit� comme constitu�e de la fa�on dont sont faites les "couleurs " qui nous servent � la peinture. Il y a d'abord des mati�res colorantes qui r�pondent au contenu, et il y a un v�hicule, huile ou colle, qui les tient en suspension et qui r�pond � la conscience. C'est un dualisme complet, o�, en employant certains proc�d�s, on peut s�parer chaque �l�ment de l'autre par voie de soustraction. C'est ainsi qu'on nous assure qu'en faisant un grand effort d'abstraction introspective, nous pouvons sai-
(226) -sir notre conscience sur le vif, comme une activit� spirituelle pure, en n�gligeant � peu pr�s compl�tement les mati�res qu'� un moment donne elle �claire.
Maintenant je vous demande si on ne pourrait pas tout aussi bien renverser absolument cette mani�re de voir. Supposons, en effet, que la r�alit� premi�re soit de nature neutre, et appelons-la par quelque nom encore ambigu, comme ph�nom�ne, donn�, Vorfindung. Moi-m�me j'en parle volontiers au pluriel, et je lui donne le nom d'exp�riences pures. Ce sera un monisme, si vous voulez, mais un monisme tout � fait rudimentaire et absolument oppos� au soi-disant monisme bilat�ral du positivisme scientifique ou spinoziste.
Ces exp�riences pures existent et se succ�dent, entrent dans des rapports infiniment
varies les unes avec les autres, rapports qui sont eux-m�mes des parties essentielles de la trame des exp�riences. Il y a "Conscience "de ces rapports au m�me titre qu'il y a " Conscience " de leurs termes. Il en r�sulte que des groupes d'exp�riences se font remarquer et
(227) distinguer, et quune seule et m�me exp�rience, vu la grande vari�t� de ses rapports, peut jouer un r�le dans plusieurs groupes a la fois. C!'est ainsi que dans un certain contexte de voisins, elle serait class�e comme un ph�nom�ne physique, tandis que dans un autre entourage elle figurerait comme un fait de conscience, � peu pr�s comme une m�me particule d'encre peut appartenir simultan�ment � deux lignes, l'une verticale, l'autre horizontale, pourvu qu'elle soit situ�e a leur intersection.
Prenons, pour fixer nos id�es, l'exp�rience que nous avons a ce moment du local o� nous sommes, de ces murailles, de cette table, de ces chaises, de cet espace. Dans cette exp�rience pleine, concr�te et indivise, telle qu'elle est la, donn�e, le monde physique objectif et le monde int�rieur et personnel de chacun de nous se rencontrent et se fusionnent comme des lignes se fusionnent a leur intersection. Comme chose physique, cette salle a des rapports avec tout le reste du b�timent, b�timent que nous autres nous ne connaissons et ne conna�trons pas.
(228) Elle doit son existence � toute une histoire de financiers, d'architectes, d'ouvriers. Elle p�se sur le sol; elle durera ind�finiment dans le temps; si le feu y �clatait, les chaises et la table qu'elle contient seraient vite r�duites en cendres.
Comme exp�rience personnelle, au contraire, comme chose " rapport�e," connue, consciente, cette salle a de tout autres tenants et aboutissants. Ses ant�c�dents ne sont pas des ouvriers, ce sont nos pens�es respectives de tout a l'heure. Bient�t elle ne figurera que comme un fait fugitif dans nos biographies, associ� � d'agr�ables souvenirs. Comme exp�rience psychique, elle n'a aucun poids, son ameublement n'est pas combustible. Elle n'exerce de force physique que sur nos seuls cerveaux, et beaucoup d'entre nous nient encore cette influence; tandis que la salle physique est en rapport d'influence physique avec tout le reste du monde.
Et pourtant c'est de la m�me salle absolument qu'il s'agit dans les deux cas. Tant que nous ne faisons pas de physique sp�culative,
(229) tant que nous nous pla�ons dans le sens commun, c'est la salle vue et sentie qui est bien la salle physique. De quoi parlons-nous donc si ce n'est de cela, de cette m�me partie de la nature mat�rielle que tous nos esprits, a ce m�me moment, embrassent, qui entre telle quelle dans l'exp�rience actuelle et intime de chacun de nous, et que notre souvenir regardera toujours comme une partie int�grante de notre histoire. C'est absolument une m�me �toffe qui figure simultan�ment, selon le contexte que l'on consid�re, comme fait mat�riel et physique, ou comme fait de conscience intime.
Je crois donc qu'on ne saurait traiter conscience et mati�re comme �tant d'essence disparate. On n'obtient ni l'une ni l'autre par soustraction, en n�gligeant chaque fois l'autre moiti� d'une exp�rience de composition double. Les exp�riences sont au contraire primitivement de nature plut�t simple. Elles deviennent conscientes dans leur entier, elles deviennent physiques dans leur entier; et c'est par voie d'addition que ce r�sultat se r�alise. Pour au
(230) tant que des exp�riences se prolongent dans le temps, entrent dans des rapports d'influence physique, se brisant, se chauffant, s'�clairant, etc., mutuellement, nous en faisons un groupe a part que nous appelons le monde physique. Pour autant, au contraire, qu'elles sont fugitives, inertes physiquement, que leur succession ne suit pas d'ordre d�termine, mais semble plut�t ob�ir � des caprices �motifs, nous en faisons un autre groupe que nous appelons le monde psychique. C'est en entrant � pr�sent dans un grand nombre de ces groupes psychiques que cette salle devient maintenant chose consciente, chose rapport�e, chose sue. En faisant d�sormais partie de nos biographies respectives, elle ne sera pas suivie de cette sotte et monotone r�p�tition d'elle-m�me dans le temps qui caract�rise son existence physique. Elle sera suivie, au contraire, par d'autres exp�riences qui seront discontinues avec elle, ou qui auront ce genre tout particulier de continuit� que nous appelons souvenir. Demain, elle aura eu sa place dans chacun de nos passes; mais les pr�sents divers auxquels tous
(231) ces pass�s seront li�s demain seront bien diff�rents du pr�sent dont cette salle jouira demain comme entit� physique.
Les deux genres de groupes sont formes d'exp�riences, mais les rapports des exp�riences entre elles diff�rent d'un groupe � l'autre. C'est donc par addition d'autres ph�nom�nes qu'un ph�nom�ne donn� devient conscient ou connu, ce n'est pas par un d�doublement d'essence int�rieure. La connaissance des choses leur survient, elle ne leur est pas immanente. Ce n'est le fait ni d'un moi transcendental, ni d'une Bewusstheit ou acte de conscience qui les animerait chacune. Elles se connaissent l'une l'autre, ou plut�t il y en a qui connaissent les autres; et le rapport que nous nommons connaissance n'est lui-m�me, dans beaucoup de cas, qu'une suite d'exp�riences interm�diaires parfaitement susceptibles d'�tre d�crites en termes concrets. Il n'est nullement le myst�re transcendant o� se sont complus tant de philosophes.
Mais ceci nous m�nerait beaucoup trop loin. Je ne puis entrer ici dans tous les replis de la
(232) th�orie de la connaissance, ou de ce que, vous autres Italiens, vous appelez la gnos�ologie. Je dois me contenter de ces remarques �court�es, ou simples suggestions, qui sont, je le crains, encore bien obscures faute des d�veloppements n�cessaires.
Permettez donc que je me r�sume -- trop sommairement, et en style dogmatique -- dans les six th�ses suivantes:
1� La Conscience, telle qu'on l'entend ordinairement, n'existe pas, pas plus que la Mati�re, � laquelle Berkeley a donne le coup de gr�ce;
2� Ce qui existe et forme la part de v�rit� que le mot de " Conscience " recouvre, c'est la susceptibilit� que poss�dent les parties de l'exp�rience d'�tre rapport�es ou connues;
3� Cette susceptibilit� s'explique par le fait que certaines exp�riences peuvent mener les unes aux autres par des exp�riences interm�diaires nettement caract�ris�es, de telle sorte que les unes go trouvent jouer le r�le de choses connues, les autres celui de sujets connaissants ;
4� On peut parfaitement d�finir ces deux r�les
(233) sans sortir de la trame de l'exp�rience m�me, et sans invoquer rien de transcendant;
5� Les attributions sujet et objet, repr�sent�' et repr�sentatif, chose et pens�e, signifient donc une distinction pratique qui est de la derni�re importance, mais qui est d'ordre FONCTIONNEL seulement, et nullement ontologique comme le dualisme classique se la repr�sente;
6� Enfin de compte, les choses et les pens�es ne sont point fonci�rement h�t�rog�nes, mais elles sont faites d'une m�me �toffe, �toff� qu'on ne peut d�finir comme telle, mais seulement �prouver, et que l'on peut nommer, si on veut, l'�toff� de l'exp�rience en g�n�ral.